07.12.23 – FIGAROVOX/TRIBUNE – À l’occasion d’un colloque sur l’IA organisé par le groupe LR au Sénat, le 7 décembre, son président Bruno Retailleau appelle les Européens à être à la hauteur de ce défi.
C’est le propre des révolutions : elles lèvent les espoirs les plus hauts et réveillent les peurs les plus profondes. De ce point de vue, l’intelligence artificielle est proprement révolutionnaire : depuis l’irruption dans nos vies de ChatGPT, le meilleur comme le pire nous est promis. Pour les uns, l’IA générative, capable de résoudre des problèmes toujours plus complexes, décuplera les potentialités de l’intelligence humaine. Pour d’autres, elle réduira les consciences, les soumettant aux pouvoirs obscurs de l’algorithme. «Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille» soulignait Hannah Arendt. Nous y sommes.
Car les progrès offerts par l’IA sont déjà là. Ainsi le MIT a-t-il développé un outil détectant un cancer du sein cinq ans avant son apparition. Dans l’industrie ou les transports, l’utilisation de l’intelligence artificielle ouvre d’immenses perspectives pour augmenter la productivité tout en diminuant les émissions de carbone. Preuve que l’avenir n’est pas dans la décroissance mais dans les ressources inépuisables que nous offre la science, quand elle est bien utilisée.
L’IA peut aussi bien servir que trahir l’humanisme qui nous a fondés. Quand elle est mise au service de la recherche sur la fusion nucléaire, l’humanité progresse. Mais lorsqu’elle emprisonne des individus dans des bulles numériques, les conduisant à l’enfermement social, alors l’humain régresse. Il y a quelques mois, l’entreprise Replika, qui a conçu un confident virtuel, a modifié les paramètres de son IA afin d’interdire les conversations à caractère amoureux ou sexuel, causant le désarroi de milliers d’utilisateurs qui avaient noué des relations avec ces avatars. Cet exemple illustre les dérives éthiques que peut générer l’intelligence artificielle.
Plus qu’une révolution technologique, l’IA porte donc en elle de possibles bouleversements anthropologiques. Ce qui fonde la légitimité du politique à s’en emparer : transformer le possible en souhaitable, c’est précisément son rôle. Et c’est la raison pour laquelle les sénateurs Les Républicains organisent ce jeudi 7 décembre, au Sénat, un colloque consacré à l’intelligence artificielle.
Au politique de se saisir des enjeux immenses de l’IA, sans tomber dans l’ornière habituelle : faire tourner la machine à normer, au risque de tout broyer, le bon grain comme l’ivraie. Car s’il est une «tech» dans laquelle la France et l’Europe font la course en tête, c’est bien la technocratie : tout ce qui bouge, elle le réglemente, et tout ce qui ne bouge plus, elle le subventionne… Oui à la régulation intelligente, mais non à la réglementation asphyxiante !
D’autant qu’aujourd’hui, deux grands écueils sont à éviter : le laisser-faire et le strict contrôle. C’est vers le premier que s’orientent plutôt les États-Unis : hormis quelques procédures contraignantes, le décret signé récemment par Joe Biden laisse globalement la régulation de l’IA aux mains des entreprises. Choix risqué, compte tenu des enjeux lourds en termes de souveraineté et de dignité. Quant au strict contrôle, la Chine en offre un exemple flagrant sur les contenus générés par l’IA : elle a ainsi publié 24 règles pour que ceux-ci respectent notamment «les valeurs fondamentales du socialisme».
Entre ces deux écueils, une troisième voie est possible, que l’Europe peut emprunter, à travers un modèle qui régule, mais n’interdit pas par principe. Fixons des règles bien sûr, mais différenciées selon les secteurs. Garantissons à chacun ce qu’il est en droit d’attendre : de vrais critères de transparence pour l’utilisateur, et de vastes écosystèmes de croissance pour l’innovateur, notamment par une plus grande ouverture aux financements et à la commande publique.
Souhaitons qu’à l’heure où l’AI Act est en discussion, les Européens sachent être à la hauteur de cette double exigence. Géant bureaucratique mais nain géostratégique, l’UE ne doit pas, une fois de plus, sacrifier à l’excès de contrôle la possibilité d’un surcroît de puissance. D’autant que le rapport de force n’est pas, pour l’instant, en sa faveur. En 2023, selon l’OCDE, sur les 110 milliards de dollars d’investissements en capital-risque dans les start-ups de l’IA, les États-Unis ont représenté 68 milliards, contre 15 milliards pour la Chine et à peine plus de 8 milliards pour les 27 pays de l’UE.
Rien n’est écrit, car l’IA n’en est qu’à ses débuts. Mais une chose est sûre : c’est à l’échelle du continent que nous relèverons ce défi. À peine trois milliards d’euros de financement public ont été initialement mobilisés pour atteindre les objectifs de la stratégie nationale de l’intelligence artificielle : c’est moins que les 4 milliards qu’Amazon a décidé d’investir, rien qu’en septembre dernier, dans la société Anthropic. L’Europe est la bonne échelle, pourvu qu’elle fasse les bons choix. Elle le peut. Elle le doit. Car l’Europe que veulent les Européens, c’est celle des grands projets, non l’Europe de tous les sujets. Avec l’IA, l’Europe a l’opportunité de faire enfin ce pour quoi ses peuples l’ont forgée : porter une grande ambition, conforme aux valeurs de notre civilisation et aux intérêts de nos nations.